Viollet-le-Duc prend la direction du chantier de restauration de l’abbatiale de Saint-Denis le 14 novembre 1846. Sa première préoccupation est d’entreprendre le démontage de la tour Nord après celui de la flèche réalisé par François Debret avant sa démission. Puis, cette tâche terminée, il entreprend la restauration de l’intérieur de l’édifice.
Issu d'une famille de la grande bourgeoisie, Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc (1814-1879) est un autodidacte. Il refuse de fréquenter l'école des Beaux-arts et se forme à l'art architectural en parcourant la France et l'Italie. Ses études ne se limitent pas à l'architecture et Viollet-le-Duc s'intéresse aussi au mobilier, aux vêtements, aux instruments de musique, à l'armement...
Prosper Mérimée, alors Inspecteur général des monuments historiques lui met le pied à l’étrier en lui confiant la rénovation de Vézelay. C'est le début d'une carrière atypique. Bien qu'ayant peu construit, Viollet-le-Duc domine l'architecture française de 1840 à 1870 par les nombreuses restaurations de monuments médiévaux qu’il réalise de Notre-Dame-de-Paris à la basilique de Saint-Denis. Viollet-le-Duc est aussi un historien et surtout un théoricien de l'architecture. Sa production historique est étroitement liée à celle du restaurateur qu’il a été puisqu'elle découle d'innombrables enquêtes sur le terrain, de travaux sur les bâtiments existants, de dessins et de lavis.
À Saint-Denis, Viollet-le-Duc met en ½uvre ses grands principes théoriques sur l’architecture. Hostile aux matériaux considérés comme modernes, tel le fer, il privilégie la structure architecturale de l’édifice au détriment du décor et de la diversité des ajouts effectués au cours de l’histoire. De son propre aveu, « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ».
Quoi qu’il en soit, nouvellement nommé à Saint-Denis, on lui demande prioritairement de vérifier si la démolition de la tour Nord est indispensable avant la reconstruction de la flèche. Il répond par l’affirmative et entreprend son démontage.
Dans l’Atlas historique de Saint-Denis, publié sous la direction de Michaël Wyss, nous trouvons des extraits du Journal des travaux de l’église royale de Saint-Denis, commencé le 14 janvier 1847 et tenu par l’architecte Marc Mesnage. Il est agrémenté de relevés du dessinateur Destor et de croquis et notes d’Eugène Cabillet, sous-inspecteur à l’église royale de Saint-Denis dont le bureau se trouvait sous les voutes de la tour Nord, à la base de la flèche, « à 103 marches de hauteur » dit-il, et annoté par Eugène Viollet-le-Duc lui-même. Ce journal est précieux car il révèle non seulement les différentes étapes de la démolition de la tour Nord, mais aussi les à-côtés, aléas et autres avatars du chantier.
Ainsi, nous apprenons que de nombreux vestiges très anciens, datant du premier édifice ont été retrouvés à l’intérieur des maçonneries, comme ces pierres portant écailles et paraissant provenir de l’ancienne tour du XIIe siècle sur laquelle était la flèche de bois de Suger, ou encore une pierre sculptée à plat représentant « un quadrupède fantastique qui paraît être un reste d’un édifice antérieur qui remonterait peut-être du 11ème au 12ème siècle peut-être du 9ème », voire une tombe au fond d’un puisard.
Eugène Cabillet profite de ce journal, pour se dédouaner des travaux de consolidation non menés sur la tour, accablant au passage François Debret. Dans sa note du 27 août 1847, il fait état de lézardes sérieuses qu’il aurait remarquées dès 1840 et dont il aurait fait des croquis qu’il a remis à Debret. Selon lui, Debret en fit peu de cas sur l’instant mais en fut effrayé plus tard. Après maintes descriptions de ses nombreuses craintes désavouées depuis 1840, Eugène Cabillet conclue : « C’est pourquoi je transcris aujourd’hui avant-veille de mon départ de Saint-Denis, (…) cette dernière observation, laissant à réfléchir aux conséquences de toutes restaurations non conduites par une science directe et particulière », qui n’aurait eu de telles répercussions sur le bâti si « un programme étudié avait été tracé ».
De nombreux ouvriers travaillent à cette démolition, tailleurs de pierre, maçons, charpentiers, vitriers, man½uvres, parfois jusqu’à 47 personnes selon Cabillet en fonction des travaux en cours. Les visites du chantier par Viollet-le-Duc sont fidèlement consignées dans ce journal. Le 16 avril 1847, l’architecte demande des fouilles aux pieds de la tour afin de vérifier l’état des fondations. Quelques jours plus tard, le 27, des ouvriers de l’atelier de maçonnerie découvrent dans l’une de ces fouilles des petites pièces de cuivre qu’ils remettent consciencieusement au chef de chantier. Pour les récompenser de leur honnêteté, Viollet-le-Duc leur fait remettre cinq talents (Le solidus aureus, sou d'or de Constantin, est l'équivalent de 6 000 pièces de cuivre, qui représentent un talent. Aussi, la pièce d'or est-elle parfois appelée de ce nom et l’on peut penser que Viollet-le-Duc a fait remettre cinq pièces d’or à ces ouvriers).
Au fur et à mesure de la démolition, Viollet-le-Duc fait réaliser des plans, coupes, élévations aux différents niveaux d'arasement. C'est pourquoi, malgré sa disparition, cette tour Nord est un édifice bien connu des architectes d’aujourd'hui. Ainsi, le système d'étrésillonnement et de chaînage mis au jour dans la partie supérieure était particulièrement intéressant. Rappelons que le système d’étrésillonnement est l’agencement des pièces de bois (ou parfois de maçonnerie) soutenant les parois d'une fouille ou étayant dans un bâtiment un élément de construction, comme ici la tour. Quant au système de chaînage, des chaînes à maillons étaient alors utilisées pour former des tirants horizontalement afin d'éviter à la structure bâtie de se dissocier.
Après la démolition de la tour Nord, l’architecte entreprend la restauration de l’intérieur de l’édifice. Il ambitionne de rendre à la basilique ses imposants volumes et aux chapelles absidiales leur niveau et leur décor d’origine. Il commence par faire supprimer toutes les décorations qui se sont accumulées durant la première moitié du XIXe siècle dans la crypte et dans les chapelles du déambulatoire.
Pendant l’été 1847, Viollet-le-Duc fait abattre les murs que François Debret avait fait placer à l’emplacement des anciens accès à la crypte. Selon Marc Menasge, « la disposition intérieure de la crypte se trouve y gagner beaucoup. » Puis, le mur fermant les caveaux où sont déposés les ossements des rois est également mis à terre. Un grand soin est porté à ces démolitions afin de protéger et conserver les sculptures des chapiteaux romans engagés dans les murs.
La démolition des voutes construites en 1806 fait apparaître une voute du XIIe siècle et un arc construit par Suger. Sous la voute se trouve un système d’arcatures (série d’arcades de petites dimension) aveugles dont les bases sont encore en place mais dont les chapiteaux et les colonnes ont disparu. Il ne reste que la trace des tailloirs (tablette en pierre située sur le fut de la colonne, couronnant et renforçant le chapiteau). Quant à l’arc datant de Suger, il était supporté par une colonne n’existant plus mais indiquée dans les plans anciens et dont il ne reste que le tailloir aussi bien conservé que l’arc.
Pour ce qui concerne les décorations, des vestiges de peintures médiévales surtout visibles sur les colonnettes du ch½ur et de la chapelle Caroline avaient été trouvées en 1794. Debret avait eu l’idée d’utiliser ces traces de polychromies pour peindre entièrement la basilique grâce aux indications fournies par ces vestiges. Il débuta ces restitutions dans les chapelles rayonnantes et le déambulatoire. C’est là que naît la polémique concernant l’utilisation de la peinture à l’huile plutôt que la peinture à la colle, à savoir la question du mat ou du brillant ? Viollet-le-Duc utilise cet argument pour tout décaper, faisant disparaître certes les décorations à l’huile de Debret mais aussi les seules traces de polychromie médiévales authentiques de Saint-Denis.
La restauration de ces deux chapelles commence le 7 janvier 1848 et ne s’achève qu’en octobre. Comme dans la crypte, Viollet-le-Duc commence par faire disparaître les traces des restaurations précédentes dont les peintures de François Debret et les six colonnes de marbre noir de Legrand (pesant 1500 kg chacune) qui sont remplacées par des colonnettes de pierre identiques à celles du transept et dessinées par Viollet-le-Duc.
Le 17 janvier, les fouilles de la chapelle de la Vierge permettent de retrouver l’ancienne mosaïque et les pavements de céramique qui couvraient le sol. La fouille révèle également l’emplacement de l’autel d’origine. Dans les déblais, des fragments de sculptures du XIIe ou XIIIe siècle, semblant avoir fait partie de l’autel de la Vierge, ainsi que des chapiteaux sont retrouvés. Averti, Viollet-le-Duc ordonne d’enlever complètement le dallage moderne et de prendre le plus grand soin de l’ancien carrelage ou de tout fragment de sculpture trouvé dans cette fouille
Dès le lendemain, le sol de la chapelle de la Vierge est entièrement mis à nu laissant apparaître une mosaïque en terre cuite couvrant la totalité du sol, à l’exception de l’emplacement de l’autel primitif. Quelques jours plus tard, une délégation composée d’architectes des bâtiments civils et de l’inspection générale des bâtiments, dont Prosper Mérimée, viennent voir cette découverte importante. Fort intéressé, Mérimée demande à ce que des fouilles du même type soient engagées dans les deux chapelles contiguës, celle de Saint-Cucuphas et celle de Sainte-Geneviève. Les fouilles sont positives et du carrelage ancien est également découvert dans les deux autres chapelles, ainsi que l’emplacement d’origine des autels. Un morceau de l’ancien tabernacle datant du XIIIe siècle, conservant encore des restes de peintures et de dorures est retrouvé dans la fouille de la chapelle de Saint-Cucuphas.
Les pavements retrouvés étaient constitués alternativement de carreaux en céramique et de dalles gravées incrustées de mastic et de mosaïque. Sur la base de ces découvertes, Viollet-le-Duc propose une restitution archéologique du sol. Les travaux sont longs et fastidieux car les moyens financiers sont insuffisants.
En 1859, Eugène Viollet-le-Duc reçoit, de Napoléon III, l’ordre de construire un caveau destiné à recevoir les tombes de la famille impériale. Dans son plan, daté du 1er mars 1859, l’architecte tente de restituer le ch½ur dans l’état où il était avant ses différentes transformations et le caveau impérial est installé dans l’abside de l’église carolingienne.
L’année suivante, Viollet-le-Duc présente un devis pour la restauration générale de l’abbatiale. Ces travaux comportent l’abaissement des sols de l’édifice n’ayant pas encore était restitués à leur niveau d’origine, la restitution de l’ancienne disposition des escaliers et des accès à la crypte ainsi qu’au ch½ur élevé. Les tombeaux et gisants réintègreront le transept et le maître-autel et l’autel des Saints-Martyrs seront rétablis à leur place d’origine, dans le rond-point du ch½ur. D’autre part, l’architecte projette de reconstruire la façade occidentale, comme en témoigne son dessin de janvier 1860. Le devis général est accepté, à l’exception de la reconstruction de la façade occidentale et de diverses adjonctions parce que ces travaux sont trop couteux. En 1872, la chapelle neuve est démolie et le calorifère est construit à son emplacement.
Enfin, le 10 octobre 1875, l’église abbatiale est rendue au culte après 70 ans de travaux !
Viollet-le-Duc décède le 17 septembre 1879.
Livre : La Basilique Saint-Denis et ses grands chantiers paru en avril 2022, auteur : Jean-Michel-Leniaud
Les Gisants de la Basilique de Saint-Denis, auteur : Antoine Schneck
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