Alors que vous pouvez découvrir les pratiques agricoles passées et présentes de la Seine-Saint-Denis, le terme d'agriculture urbaine se lit aussi partout dans les médias comme une nouvelle tendance de la ville à venir. Effet de mode photogénique ou expériences significatives ?
Pour mieux comprendre ce que recouvre ce terme d'agriculture urbaine, nous avons demandé au chercheur Pierre Donadieu de nous donner quelques repères. Professeur émérite de l'École de Paysage de Versailles et agronome, il contribue depuis plusieurs années à la compréhension des liens à construire entre visions urbaines et agricoles.
Sites d'agriculture urbaine à Paris
On parle beaucoup d'agriculture urbaine ces temps-ci, pourriez-vous nous en donner une définition ?
L’agriculture urbaine est une activité de production végétale et/ou animale qui est localisée dans les régions urbaines, dans ou autour des agglomérations, petites ou vastes (métropoles). Elle comprend les agricultures professionnelles des agriculteurs (horticulteurs, pépiniéristes, arboriculteurs, serristes, éleveurs, céréaliculteurs, viticulteurs, etc.) et les jardinages et élevages amateurs (jardins familiaux, associatifs, pédagogiques, partagés, etc.). Les premiers ont une finalité essentiellement marchande, contrairement aux seconds (loisirs, insertion sociale, pédagogie, etc.).
L'agriculture peut-elle réellement cohabiter avec la ville ?
Historiquement les agricultures ont été exclues des villes surtout à partir du XIXe siècle pour des raisons politiques de santé publique, de confort et d’esthétique. Puis les ceintures alimentaires périurbaines ont presque disparu à la fin du XXe, dans les pays occidentalisés, du fait de la pression d’urbanisation, de la mondialisation des marchés d’approvisionnement des villes et de l’amélioration des transports, notamment frigorifiques.
Le phénomène récent de résistance de l’agriculture urbaine (surtout des jardinages et des maraîchages) à l’urbanisation témoigne d’une prise de conscience politique et sociale des effets pervers de la disparition des agriculteurs proches qui nourrissaient les villes. Il est dû aux crises de confiance alimentaire (les aliments peuvent provoquer des maladies humaines), à l’idée que le consommateur doit pouvoir contrôler localement le mode de production de ce qu’il achète (mode du biologique), à la nécessité des économies d’énergie de transport, et à l’idée répandue que la nature agricole dans la ville "stérilisée" peut être bienfaisante (les mythes et utopies de la ville fertile, verte, nature, jardinée, écologique, etc.).
Pour que l’agriculture et le jardinage coexistent avec la ville, il est nécessaire d’établir un projet agri-urbain, des contrats entre les pouvoirs urbains, les agriculteurs et les propriétaires fonciers, et une gouvernance locale de cette coexistence durable, avec les habitants. Certains projets réussissent (comme à Rennes, Nantes, Lille et Grenoble, depuis 20 ans au moins) d’autres pas. Les fermes urbaines (tournées vers le marché urbain proche) sont un succès autour de Londres, Amsterdam, Genève, Milan ou Berlin.
Est-ce que la fonction agricole de la ville resterait de l'ordre de la décoration et de la pédagogie ? Peut-elle également être une activité économique ?
La ville occidentale commence à réinventer sa fonction agroalimentaire (agri-urbanisation), ce qui est contre-intuitif pour le sens commun et la plupart des urbanistes, voire une majorité d’élus. Le rôle décoratif (cadre de vie, paysage de campagne) peut être un point de départ de la prise de conscience collective, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres (alimentation de proximité, emplois, rôle pédagogique notamment). Pour que des exploitations agricoles (des entreprises) restent durablement dans la région urbaine, il leur faut réunir des conditions minimales (stabilité foncière, rentabilité économique, clientèles urbaines stables et suffisantes, diversification des productions et des transformations de produits, intérêt des pouvoirs publics urbains, etc.). Il faut bien les distinguer des jardinages amateurs qui ont peu ou pas de finalités commerciales. Ces derniers privilégient les fins sociales (convivialité, insertion, pédagogie, loisirs notamment).
Les métiers agricoles évoluent-ils ? Peut-on penser qu'une nouvelle vague de métiers para-agricoles va naître ?
L’enjeu de l’agri-urbanisation à venir est l’apparition de nouveaux métiers de l’agriculture de proximité tournée vers la ville. Le modèle est différent de ceux de l’agriculture conventionnelle, productiviste, spécialisée et consommatrice, souvent abusive, de pesticides et de fertilisants de synthèse. L’agroécologie (pas ou peu de pesticides, pas de labours, compost, lutte biologique intégrée, agroforesterie, etc.) est un modèle alternatif mais peu enseigné aujourd’hui dans les formations techniques. À mon avis ces nouveaux métiers sont en train d’émerger sous des formes imprévisibles de transition. Le changement de pratiques s’effectuera avec le changement de générations d’exploitants et l’action des politiques foncières urbaines mais sera lent. L’agriculteur qui se reconnaît comme urbain est rare en France, contrairement à celui des villes asiatiques ou africaines.
Y a-t-il des conflits d'intérêts entre les agricultures traditionnelles et les formes agricoles nouvelles plus polymorphes ? Notamment sur la question de l'occupation des terres.
Les agricultures conventionnelles (qui voisinent les tissus urbains) sont consommatrices de terres céréalières dans le cadre de la Politique Agricole Commune (primes financières), mais dans des cadres contractuels souvent précaires. Les nouveaux agriculteurs urbains cherchent une stabilité foncière (baux agricoles) pour investir, et les jardinages urbains sont plus liés à des situations intra-urbaines fragiles, sauf garanties urbanistiques, mais toujours instables. Ces conflits latents sont arbitrables par les agences foncières nationales, régionales ou départementales. Mais les enjeux sont différents pour l’agriculture d’entreprise (l’essentiel des surfaces agricoles) et le jardinage amateur. Le rôle des agences foncières est un atout considérable pour fonder un bien foncier public local pérenne à destination agroécologique, mais ce n’est pas la seule solution.
Peut-on espérer augmenter les surfaces, les activités agricoles et les agriculteurs dans les départements très urbanisés comme la Seine-Saint-Denis ?
Oui, si le projet politique du département et des intercommunalités est de créer un approvisionnement important de produits frais de proximité (fruits, légumes, lait, volaille, miel, etc.), de stabiliser le foncier agricole, d’accompagner l’installation des agriculteurs et des jardiniers urbains, de travailler avec la chambre d’agriculture et les services d’espaces verts (à convertir en partie en espaces agricoles et jardinés), et de créer des formations d’agriculteurs et d’éleveurs urbains (vente à la ferme, circuits courts, agritourisme, fermes pédagogiques et équestres, serres agroécologiques, AMAP, etc.). L’urbanisation des terres agricoles qui obéit à des logiques économiques et financières n’est pas une fatalité. C’est une facilité pour les élus qui n’ont pas perçu les limites de la mondialisation de l’alimentation. L’agri-urbanisme est à inventer, à l’échelle des territoires urbains, pour le plus grand bien des citadins. Ce qui ne se fera pas sans eux.
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