Aussi limitée soit-elle, l'action des industriels en faveur du logement des classes ouvrières n'est pas vaine car, même si la situation évolue peu et que les taudis restent le lot des plus pauvres, cette volonté de vouloir loger les salariés aboutit à un début de législation qui, malgré sa timidité, finira par générer une prise de conscience générale, puis, à plus long terme, une véritable politique sociale et urbaine.
En 1894, la loi Siegfried autorise la Caisse des dépôts et consignations de consentir des prêts à des organismes privés, créés en vue de construire des habitations à bon marché. Cette loi qui signe la création des Sociétés d’Habitations à Bon Marché (H.B.M.) va servir de base à toutes celles qui vont suivre.
En 1906, une grande enquête est lancée sur les conditions de logement des Français. C’est la première du genre et elle est réalisée dans le cadre du recensement général de la population. Le résultat n’est pas brillant et il révèle que les Français de la Belle Epoque, vivant dans des villes de plus de 5000 habitants, habitent dans des taudis. Rien qu’à Paris, 1419 locaux « sans jour, ni air ou de dimensions insuffisante, impossibles à améliorer » sont pourtant habités et les six premiers îlots insalubres de la capitale sont délimités. Une nouvelle loi est alors promulguée cette année 1906, la loi Strauss qui élargit le champ d’application de celle de 1894, à savoir que toute construction susceptible de bénéficier des aides légales de la loi de 1894 doit, d’abord, se faire délivrer un certificat de salubrité. D’autre part, cette loi de 1906 permet aux sociétés coopératives d’intervenir dans le logement social. Deux ans plus tard, en 1908, nouvel élargissement de la législation, avec la loi Ribot instituant les sociétés de crédit immobilier sous forme anonyme.
Enfin, en 1912, une loi décisive : la loi Bonneval autorise les communes à faciliter la réalisation d’habitations collectives à bon marché sous forme locative, permettant ainsi la création d’Offices Publics d’Habitations à Bon Marché. Désormais, les communes et les départements peuvent consentir des prêts aux sociétés d'H.B.M, leur vendre des terrains ou des constructions à prix réduits, ou bien encore garantir leurs emprunts.
Il y a une évolution dans la prise de conscience des pouvoirs publics. Le logement des pauvres n’est plus le seul fait des industriels et une véritable législation se met en place. Dans un premier temps, la loi de 1894 marque la volonté de l'État de soutenir l'initiative privée tout en laissant cette initiative privée continuer à être pratiquement le seul promoteur du social. En 1906, la loi Strauss laisse encore aux organismes de droit privé la charge de la construction de logements, via des sociétés anonymes et des sociétés coopératives d'HBM, qui privilégient l'accession à la propriété de la maison individuelle.
En 1908, grâce aux sociétés de crédit immobilier, les sociétés d'HBM, constituées sous forme anonyme, peuvent désormais bénéficier du concours financier soit des établissements charitables, soit des caisses d'épargne, voire sous certaines conditions des collectivités locales.
Enfin, en 1912, la loi Bonnevay crée les Offices publics d’HBM sous le contrôle des collectivités territoriales, donnant ainsi, pour ne pas dire « enfin », un ancrage public dans la construction des logements sociaux.
On voit donc qu’une législation se met progressivement en place et la question du logement ouvrier semble être en passe de pouvoir se régler. Mais, en 1914, la priorité se place sur un autre front : celui de la guerre.
Mais, avant que n’éclate la première guerre mondiale, quels ont été les effets de toutes ces lois. Avec cette la loi de 1894 qui accorde aux associations philanthropiques de construction de logements populaires de nouveaux avantages fiscaux, des fondations voient le jour. Ce sont les bâtisseurs philanthropes.
Ces philanthropes sont majoritairement des protestants, mais, surtout, des banquiers et des industriels dont "l'objectif est de déployer la bienfaisance en direction des "classes inférieures" de la société" afin de mériter le ciel. Ce courant, le plus important de tous, perdure jusqu’à la première guerre mondiale. Les deux fondations les plus importantes sont la Fondation Rothschild, et la société rivale fondée par Madame Lebaudy, le « Groupe des maisons ouvrières ». Ces industriels philanthropes, actifs principalement dans les grands centres urbains, sont confrontés au problème du coût foncier. Aussi, pour eux, seul le collectif est envisageable. D'après le bilan de la préfecture du département de la Seine, paru en 1914, le Groupe des Maisons Ouvrières de Mme Lebaudy, propriétaire d'un patrimoine de 1 170 logements, est le premier constructeur social de Paris, suivie par la Fondation Rothschild avec 702 logements.
Le Groupe des Maisons Ouvrières, fondé en 1899, est repris en sous-main, en 1903, par l'épouse de l'industriel sucrier Jules Lebaudy. Pour expier les man½uvres spéculatives de son mari, ayant entraîné la faillite de la banque de l'Union générale et la ruine de nombreux petits épargnants, Mme Lebaudy consacre la fin de sa vie, dans l'anonymat, à la gestion de sa fondation. L'immeuble du 128 avenue Daumesnil à Paris est l'une de ses plus intéressantes réalisations. Ce véritable laboratoire de gestion locative accueille, en 1908, plusieurs types de populations: ouvriers et employés, familles et célibataires. Dans ce type d'institutions qui ne logent pas sa propre main d'½uvre, mais des ouvriers venus de tous horizons, (Pour Mme Lebaudy comme pour les barons de Rothschild) les contrats de travail et de logement sont dissociés. Et donc, les méthodes classiques utilisées pour faire respecter les règles d'hygiène et de bonne conduite doivent être réétudiées. La carotte et le bâton liés au contrat de travail ne peuvent pas fonctionner puisqu’il ne s’agit pas là d’une relation employeur-employés. En revanche, l'éducation de la mère de famille, l'aménagement du logement, l'élaboration d'un règlement intérieur, l'emploi d'un gardien, sont autant d'outils dont Mme Lebaudy perfectionne l'efficacité au fil de ses expériences.
Ce souci moralisateur sous-tend et traverse toute l'organisation de l'immeuble Daumesnil. L'obsession hygiéniste et la peur des maladies contagieuses poussent à une véritable inquisition au c½ur de l'intimité des familles. Ainsi, l'utilisation des bains-douches est comptabilisée par le concierge ou bien encore des visites matinales impromptues sont effectuées régulièrement chez les locataires. D’autre part, le veilleur de nuit occupe une position stratégique qui lui permet, en voyant toute la cour, de vérifier « qu'aucun homme n'emprunte l'escalier des femmes célibataires ».
Quant à la Fondation Rothschild, créée par les trois barons en 1904, elle a les mêmes buts et fonctionne de la même manière que celle de Mme Lebaudy.
Parmi les premières réalisations liées à la loi Siegfried de 1894, la cité-jardin « La Ruche », à Saint-Denis, est l’½uvre de Georges Guyon, l’un des premiers architectes à penser le logement social. En 1890, un concours pour un groupe de logements sociaux à réaliser dans la Plaine Saint-Denis est lancé par la Société des Habitations Economique de Saint-Denis. La Ruche n’a pas été conçue dans une dynamique spéculative, comme c’était le cas pour les immeubles dits « de rapport », mais comme un projet social philanthropique : une « ½uvre » d’habitations de qualité à bon marché.
La Ruche, opération de 67 logements où les maisons sont posées entre cour et jardin, construite de 1892 à 1896, est la première réalisation d’HBM encadrée par la loi Siegfried créant le financement public du logement social. Georges Guyon a réalisé d’autres ensembles à Saint-Denis dont la cité ouvrière de la rue Prairial.
En 1920, trois immeubles d’HBM sont construits à La Courneuve par le biais d’un Office public d’HBM rendu possible par la loi Bonnevay de 1912. Il est vrai que la population de la commune quintuple entre 1900 et 1926 et l’on doit loger cet afflux de migrants attirés par le développement industriel de la région. Sur l’actuelle place du 8 mai 1945 sont élevés deux de ces immeubles. Le premier est d’une grande simplicité, mais le second utilise la brique pour la décoration de sa façade. Sur un fond de briques grises, des briques rouges sont agencées pour la composition de motifs divers, brisant ainsi l’austérité de l’édifice. Afin de rompre la monotonie de la façade, l’architecte s’est appliqué à une recherche stylistique en modifiant à chaque étage l’ornementation des fenêtres, soulignant ainsi les lignes horizontales du bâtiment.
Un troisième immeuble, édifié durant la même période rue de la République, associe la brique rouge et le béton. Sa structure est d’une grande sobriété, de celle qui caractérise les constructions qui se multiplient dans les années 1920. La commune de Montreuil-sous-Bois connaît aussi une augmentation importante de sa population qui passe de 51 026 habitants à 70 450 en 1931. À partir de 1928, six cent quatre-vingts neuf logements collectifs, composés d’HBM et d’ILM (immeubles à loyers modérés), sont construits sur le haut Montreuil, au 66 de l’actuelle rue Edouard-Vaillant, grâce à des capitaux privés.
Après la guerre de 1914-1918, la banlieue se transforme et les communes rurales s'urbanisent, plus ou moins vite selon le rythme de leur industrialisation, mais d'une manière certaine. En fait, le nombre de Français reste stable durant l'entre-deux-guerres, ce sont les importants mouvements migratoires qui entraînent les bouleversements démographiques. Au recensement de 1931, pour la première fois en France, la population urbaine dépasse la population rurale. Les villes explosent et les nouveaux venus manquent de toits.
En 1928, un texte législatif devenu un mythe, la loi Loucheur (1872-1931), va être le premier engagement chiffré de l'État en faveur du logement social. En effet, grâce à cette loi qui autorise des prêts à longs termes et à faibles intérêts, l’Etat s’engage à construire 260 000 logements en cinq ans dont 80 000 HBM en région parisienne. Le texte, voté à l’unanimité, apporte des aides considérables pour l’accession à la propriété comme pour le locatif. Grâce à cette loi, les Français accèdent massivement au pavillon et la ville de Paris construit sa ceinture rose.
Deux courants se dessinent alors : aménager l’existant ou transporter la ville à la campagne. Ces deux options ne s’affrontent pas mais cohabitent car leur motivation est la même : la santé des citadins, véritable préoccupation sur laquelle les hygiénistes fondent leur discours. Dans ce contexte, on assiste à l’émergence simultanée des HBM, des cités-jardins et des lotissements.
Pour ce qui concerne les lotissements, il s’agit d’une initiative privée importante poussant les propriétaires de grands domaines à lotir leurs terrains. Les HBM et les cités-jardins appartiennent à l’histoire du logement social.
Que construit-on dans les années 1930 pour ce qui concerne les HBM ? On pourrait répondre : du plus laid au plus sophistiqué. Certaines sont très élaborées, comme la cité 212 construite vers 1930 au Blanc-Mesnil par l'architecte Dorel qui est une réussite architecturale en matière d'habitat social collectif. Ses bâtiments, inspirés de l'architecture autrichienne des années 1930, se succèdent dans l'alignement de leurs arches centrales. Les façades sont ornées de bas-reliefs moulés, en béton brut, dans le style Arts déco.
La cité L’Esguillez, construite en 1932 rue Normandie-Niemen à Dugny, s’inscrit dans le programme des constructions d’urgence de l’entre-deux-guerres. Située dans un environnement naturel agréable, elle bénéficiait, lors de sa construction, de la proximité de la cité-jardin aujourd’hui disparue. L’uniformité de sa façade est brisée par les ouvertures en redan éclairant les cages d’escaliers. À Gournay-sur-Marne, l’immeuble édifié au 5 avenue du Maréchal Joffre, vers 1930, allie le béton et la brique rouge. Ce bâtiment aux lignes très symétriques est dominé par un corps central surmonté d’un fronton décoré de céramique.
Mais, ce qui reste, en région parisienne, le symbole des années trente, ce sont les cités d’HBM qui forment une sorte de ceinture rose autour de Paris et qui ont été construites à l’emplacement des anciennes fortifications. On retrouve là, l'architecture symbolique des années 1930, celle des lignes pures et de la brique rouge. Ces HBM ont été édifiées grâce à la loi Loucheur.
C’est le Britannique Ebenezer Howard (1850-1928) qui a, le premier, l’idée de mettre les villes à la campagne. Il imagine la création de « cités-jardins », entièrement autonomes, afin de décongestionner les grandes villes industrielles surpeuplées et inorganisées. En 1898, il publie un ouvrage, To-morrow, a peaceful path to real reform (Demain, un chemin paisible vers une véritable réforme), dans lequel il fixe ses objectifs.
La première cité-jardin est réalisée dans la banlieue de Londres. Malgré des difficultés financières, Howard voit son rêve prendre forme. Son livre fait le tour du monde, mais son concept de cité-jardin sera rarement mis en pratique du moins dans son intégralité.
En France, c’est Henri Sellier (1883-1943) qui est l’initiateur des cités-jardins les plus importantes de la région parisienne. En tant que ministre de la Santé publique, il contribue à l’édification de quinze cités-jardins autour de Paris. Il fonde, en 1916, l’Office Publique d’Habitations à Bon Marché de la Seine qui permet d’acquérir les terrains nécessaires à l’édification de cités-jardins en banlieue parisienne. La première, à Suresnes, dont il est élu maire en 1919, est la plus remarquable et se voit qualifier « d’utopie-réaliste ».
L’une des plus grandes (avec Chatenay-Malabry) se trouve à Stains. À Stains, les architectes Eugène Gonnet et Georges Abèque réalisent entre 1921 et 1933 une véritable ville dans la ville avec la cité-jardin qu’ils construisent sur les terrains du parc de l’ancien château détruit lors des combats de la guerre de 1870. La vie de quartier qui s’y est organisée a contribué à la réussite sociale de ce modèle exemplaire. Dans ce vaste projet, les logements se présentent soit sous la forme de pavillons avec jardins, groupés par deux, quatre ou six, soit de maisons individuelles, soit encore d’immeubles collectifs. La cité-jardin de Stains n’a pratiquement pas subi de transformation depuis sa création et sa valeur patrimoniale a été reconnue en 1976 par son inscription au titre des sites remarquables.
Grâce à l’Office HBM de la Seine Henri Sellier fait édifier pas moins de 15 cités-jardins autour de Paris. En Seine-Saint-Denis, plusieurs cités-jardins sont construites notamment au Pré-Saint-Gervais, aux Lilas, à Drancy et au Blanc-Mesnil.