L’emploi du vocable lieu de mémoire est relativement récent (1984). Jusque dans les années 80, le terme "haut lieu du souvenir" servait le plus souvent à désigner un lieu qui avait été le théâtre d’un événement particulièrement significatif de notre histoire. On doit la popularisation de la notion de lieu de mémoire à l’ouvrage en trois volumes de l’historien Pierre Nora, Les lieux de mémoire : symboles, monuments, archives, objets, personnages et lieux emblématiques. Reprenant cette approche, Le Grand Larousse donne du lieu de mémoire la définition suivante : "Unité significative, d’ordre matériel ou idéel dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté". Il faut noter que certains commentateurs de l’œuvre de Pierre Nora considèrent cette publication de l’historien comme une tentative nostalgique de retenir la gloire passée de la Nation française à travers les lieux et les symboles qui la fondent. Pierre Nora, entendait plutôt comprendre ces demandes sociales fortes à l’égard du patrimoine (voir le succès croissant des journées du patrimoine), cherchant à "compenser le déracinement historique du social et l’angoisse de l’avenir par la valorisation d’un passé qui n’était pas jusque là vécu comme tel". Ces demandes mémorielles peuvent conduire à une "saturation de la mémoire", un "abus patrimonial", Nora évoquant l’ère de "la tyrannie de la mémoire"1.
Il s’agirait là du syndrome d’une société en crise d’identité, sans projet, où règne surtout l’instantanée. Une telle "pathologie" pourrait aussi s’expliquer par le fait que nos contemporains, inquiets de la précarité existentielle de leur présent et de l’incertitude ontologique de leur futur, auraient besoin de se tourner vers le passé pour y trouver des repères, créer du vivre ensemble et tenter de retrouver une identité spécifique, affaiblie par une mondialisation de plus en plus généralisée.
Selon Henry Rousso, l’intérêt pour les lieux de la Seconde Guerre mondiale serait de plus en plus important, et cela dans toute l’Europe, ce recours à la matérialité des lieux prenant toutefois le pas sur les usages symboliques des mémoires : "(la) patrimonialisation du crime et la constitution d’une mémoire négative : (…), où tout lieu lié à l’histoire traumatique du siècle se doit d’être conservé, comme si le souvenir ne pouvait s’incarner que dans sa dimension matérielle, patrimoniale, et non plus dans le registre symbolique2." Dans les usages "pratiques", en France, l’expression "lieux de mémoire" est souvent plus restreinte et moins étendue que ne le laisse supposer cette première approche théorique et sémantique. Elle est presque exclusivement employée pour évoquer la mémoire des conflits armés, principalement la Première et la Seconde Guerre mondiale, et plus marginalement les guerres de 1870 ou les guerres napoléoniennes. Le Petit Futé des lieux de mémoires (1ère édition en 2007, réédité en 2011 dans une version allégée) est d’ailleurs sous-titré "Champs de bataille, cimetières militaires, musées, mémoriaux".
De même, Atout France (l’agence de développement touristique de la France), qui publie chaque année les données de fréquentation des sites et évènements touristiques, définit dans un glossaire les différentes catégories de lieux touristiques (culturels et non culturels) et désigne sous la classification dite MIL une catégorie de "sites à caractère militaire et lieux de mémoire". Quant à la Direction de la Mémoire du Patrimoine et des Archives (DMPA) du Secrétariat d’État aux anciens combattants, sur son site les chemins de mémoire, elle définit les lieux de mémoire en ces termes : "Forteresses, fortifications, ouvrages militaires, musées et autres lieux des guerres impériales et de défenses ainsi que ceux de la Première Guerre mondiale". Mais, si le terme "lieux de mémoire" est désormais de plus en plus largement utilisé – et bien au-delà des cercles universitaires – c’est qu’il réunit dans une acception littérale l’idée de la matérialité d’un lieu (en lien avec le patrimoine) et celle moins tangible d’un passé et d’un événement qui s’y incarneraient. Il désigne un patrimoine matériel particulièrement significatif de notre histoire qui aurait aussi une charge historique, symbolique et affective forte (ce qui rejoindrait l’idée de patrimoine immatériel). En ce sens, ce type de patrimoine, qui a parfois du mal à rentrer dans les classifications habituelles de l’administration culturelle de notre pays, est assez conforme à la définition que l’International Commitee of Monument and sites (ICOMOS) a donnée en 2008 de l’esprit du lieu comme "ensemble des éléments matériels (sites, paysages, bâtiments, objets) et immatériels (mémoires, récits oraux, documents écrits, rituels, sons, odeurs…), physiques et spirituels, qui donne du sens, de la valeur, de l’émotion et du mystère au lieu."
L’acceptation courante des lieux de mémoire est principalement liée en général à un événement traumatique intervenu dans un contexte exceptionnel, le plus souvent une guerre. Le lieu possède alors le plus souvent une fonction rituelle et ontologique : celle de s’y rendre pour tenter de faire le deuil et (ou) comprendre un événement pas toujours appréhendable, pour se l’approprier et pour être capable de transmettre la mémoire à la génération suivante. La visite du lieu (comme preuve matérielle d’un événement proprement insurmontable), permet alors de réintégrer sa propre histoire personnelle et familiale dans la "grande Histoire". C’est le sens repris par cette étude. Mais on remarquera que le terme peut aussi bien être employé pour des mémoriaux, équipements muséographiques ou centres d’interprétation spécifiquement dédiés à des événements historiques, mais construits ex-nihilo (comme le Mémorial de Caen). Leur érection procède généralement d’une décision politique forte, et les collectivités territoriales impliquées sont souvent prêtes à y consacrer des moyens non négligeables. Cette dimension devra évidemment être abordée dans l’étude. Sur la base de cette définition, et avant d’étudier la situation en Seine-Saint-Denis et les conditions d’émergence d’une mise en valeur et d’une mise en réseau de ce type de lieux dans le département, revenons sur les usages de ces lieux de mémoire et interrogeons les limites d’un concept recouvrant cette réalité discutée : "le tourisme de mémoire".
1. Pierre NORA, « De l’archive à l’emblème », Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1993, tome 3 « Les France ».
2. Henry ROUSSO, entretien donné au journal Le Monde le 27 novembre 2001, à l’occasion des XII° entretiens du patrimoine.
Consultez aussi la note de problématique tourisme de mémoire
Extrait de l'étude "valorisation et mise en réseau des lieux de mémoire de l'internement et de la déportation en Seine-Seine-Denis", réalisée par Topographie de la mémoire (Anne Bourgon, Hermine de Saint-Albin et Thomas Fontaine).
Auteur : Anne Bourgon