La Seine-Saint-Denis compte de nombreuses figures reconnues de l'architecture. En passant par les frères Perret, jusqu’à des noms connus dans le monde entier comme Le Corbusier ou encore Niemeyer, le territoire séquano-dionysien a aussi vu de grandes figures apparaître en même temps que le Département lui-même émergeait en 1964 tel un iceberg à la surface de l’eau et sur ce gros glaçon, se forgeaient des noms comme celui de Renée Gailhoustet, Iwona Buczcovska, Jean Renaudie, Nina Shush, Jean Kalisz ou encore le fameux Paul Chemetov qui a été médaillé d’or par l’Académie d’architecture.
Dans les années 1960 et 1970, la plupart de ces femmes et de ces hommes sont des architectes au sommet de leur carrière, et c’était sans compter sur l’iceberg séquano-dionysien pour les propulser. Dans ces années de (re)construction, la Seine-Saint-Denis apparaît comme un gros bloc à remodeler. Ni plus ni moins qu’un bloc de glace à sculpter. Le Département devient terre d’innovation et c’est souvent ce qu’on a tendance à perdre de vue aujourd’hui en parlant de la Seine-Saint-Denis. Un territoire fait de bitume et de béton avec de grandes tours et barres. Eh non, nous ne sommes pas d’accord !
Souvenez-vous de ce que Paul Chemetov déclarait il n’y a encore pas si longtemps : « Un architecte, c’est quelqu’un qui, en transformant les choses, transforme le monde ». Et avant de transformer le monde, ces grands noms de l’architecture ont avant tout transformer la Seine-Saint-Denis, façonner ce bloc non pas à leur image, mais à son image, à partir de toutes nouvelles idées, toutes plus innovantes et prometteuses.
Ex patinoire de Saint-Ouen par Chemetov © Atlas du Patrimoine de la Seine-Saint-Denis
Mais pourquoi parler d’un iceberg ? On vous l’accorde, c’est un terme un peu glacial, c’est le cas de le dire, et il ne fait pourtant pas plus froid en Seine-Saint-Denis qu’ailleurs. Au-delà de son aspect façonnable, contrairement au seul bloc de béton, l’iceberg fond comme glace au soleil. Notre iceberg à nous a bien changé depuis le début du 20e siècle. Les grandes demeures de villégiature et les pavillons individuels ont laissé place à des tours toujours plus hautes, puis des barres pouvant contenir des centaines d’appartements, jusqu’à laisser, à leur tour, place à des habitats hybrides, mêlant vie individuelle et collective.
C’est de cet iceberg dont nous voulons parler. Celui dont la calotte glacière ne font pas totalement, même si la métaphore filée est peut-être mal choisie en période de réchauffement climatique. Un iceberg, ça rentre également parfois en collision. Et comment ne pas reconnaître que la Seine-Saint-Denis s’est quelque peu heurtée à la critique ? Qu’elle soit d’ailleurs bonne ou mauvaise.
Contrairement à ce qu’on dit souvent comme quoi les architectes repensent l’architecture, n’est-ce plutôt pas la période qui repense l’architecture de manière indépendante de ceux qui la conçoivent ? Ces quelques mots ressemblent plus à un casse-tête qu’à une phrase en simple et due forme mais l’idée est la suivante : les architectes répondent aux besoins de notre société. À la sortie de la seconde guerre mondiale, le besoin primordial est de reloger les habitants. À partir des années 1960, le besoin des Français n’est plus seulement d’être relogé mais d’être relogé tout en ayant accès à un certain confort de vie, ce qui va finalement devenir le principal objectif des architectes alors en action sur le territoire.
Même s’il est évident que tout séquano-dionysien ne peut avoir son pavillon individuel, ce n’est pas pour autant que les appartements, et particulièrement ceux relevant du logement social, ne doivent pas être confortables et suffisamment spacieux pour accueillir les familles. Au-delà du logement social, c’est toute la ville séquano-dionysienne qui est questionnée. À la fois proche de la capitale parisienne sans pour autant en faire partie, il est temps pour le territoire de se doter d’une identité qui lui est propre et ce, en passant en grande partie par l’architecture.
L’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture, émergeant en 1960, va contribuer au nouveau visage donné à la Seine-Saint-Denis. Tout commence à Pantin, qui fait partie pour la première fois de celle que nous appelons "banlieue rouge". Longtemps sous l’autorité du parti socialiste, notamment emmené par Charles Auray (architecte de la piscine de Pantin), de 1919 à 1938, le communiste Jean Lolive est élu maire en mars 1959 avec pour objectif de "défaubouriser" Pantin et de lui offrir l’image d’une ville tout à fait indépendante de sa voisine parisienne, comme nous le rappelle très justement l’historien Benoît Pouvreau dans L’AUA à Pantin, une architecture militante.
C’est dans ce contexte que se forme l’Atelier d’Urbanisme et d’Architecture (AUA) : la réunion d’architectes, et par la suite d’urbanistes, d’ingénieurs, de paysagistes, de plasticiens, et d’hommes politiques partageant les mêmes convictions et idéaux. On salue très rapidement la pluridisciplinarité mise au cœur de l’AUA, inspirée d’autres structures comme le Cabinet d’études techniques d’architecture et de construction (CETAC) par l’architecte-ingénieur René Sarger, puis la Coopérative d’études financières (COPEF) mise au point par l’urbaniste Jacques Allégret réunissant déjà les futurs membres de l’AUA.
Contre toute attente, l’AUA, à l’initiative d’Allégret et Perrottet, est bien accueilli. L’Atelier constitue alors une équipe pluridisciplinaire forte composée notamment de l’architecte Jean Tribel, du décorateur Michel Steinebach ou encore de l’ingénieur Richard Slama en 1960, puis du trio Chemetov, Deroche et Tribel en 1962 et enfin de Kalisz en 1963, et de collaborateurs ponctuels issus de la sociologie, de l’ingénierie, du paysagisme…
Benoît Pouvreau l’affirme avant nous, malgré une envie de travailler ensemble, l’AUA reste dans un premier temps marginal, ne faisant pas "le poids" contre des agences renommées menées par des Architectes congratulés par le prix de Rome. Très rapidement, l’AUA se fait pourtant un nom. Aux côtés de l’Atelier de Montrouge avec à sa tête Jean Renaudie, il est qualifié de renouveau architectural. Alors que les poids lourds de l’architecture s’intéressent à la capitale parisienne et d’autres grandes villes française, l’AUA se donne pour mission de transformer les villes séquano-dionysienne comme La Courneuve, Romainville, Saint-Ouen ou encore Aubervilliers.
Paul Chemetov intègre l’AUA en 1961. Reconnu pour des interventions de grandes ampleurs comme la conception de la deuxième partie des Halles de Paris et l’aménagement de ses jardins en 1985, pour sa réhabilitation de la grande galerie de l’évolution du Muséum National d’Histoire Naturelle entre 1989 et 1994 ou encore pour sa collaboration avec l’architecte chilien Borja Huidobro depuis 1998, Paul Chemetov intervient beaucoup en Seine-Saint-Denis.
De l’équipement collectif comme la patinoire de Saint-Ouen, ou bien encore la réhabilitation de l’Illustration à Bobigny, en passant par les transports, l’aménagement de la ligne du T1 entre Bobigny et Saint-Denis, Paul Chemetov se révèle particulièrement dans le logement social. Que ce soit à La Courneuve, à Romainville, à Pantin ou bien encore à Épinay-sur-Seine, il laisse son empreinte sur une partie du Département.
Alors que l’AUA s’attaque principalement à des travaux relevant de l’équipement public, un duo d’architectes se fait rapidement remarquer pour ses projets en lien avec le logement social : Paul Chemetov et Jean Deroche.
Dans un premier temps, c’est l’ensemble de logements des rues Formagne et Brossolette qui donne de la visibilité au duo. Même si l’immeuble rue Brossolette ne sera finalement pas réservé à l’Office HLM de Pantin, la ville se voyant remboursée de son investissement, cet ensemble comptant au total 154 logements est qualifié par la presse d’"immeuble manifeste" et on reconnaît une certaine influence brutaliste dans l’utilisation des formes avec loggias et pilotis, et en particulier de celle des matériaux de construction (bois, briques, béton armé…). L’ouvrage est livré en 1967 et ne sera pas le dernier à faire de l’AUA, un laboratoire de recherche du logement social.
En plus de se faire "immeuble manifeste", cet ensemble de logements témoigne de la grande pluridisciplinarité et de la collaboration des membres de l’AUA. Chemetov et Deroche conçoivent certes les plans mais font surtout appel à d’autres spécialistes pour les réaliser comme le plasticien Paul Foujino qui a réalisé une grande céramique à l’entrée de l’immeuble principal, les ingénieurs Kostanjevac et Venturelli ou encore les paysagistes Corajoud et Simon pour l’aménagement des espaces verts.
Toujours à Pantin, l’une des réalisations les plus représentatives de Paul Chemetov est très probablement son immeuble de l’Îlot 27. La période est synonyme de gros chantiers pour l’AUA mais également de grandes tensions : plusieurs membres comme Kalisz sont sur le départ et rêvent de mener leur carrière seul. Chemetov se révèle alors dans les années 1970 avec l’un de ses plus grands succès : l’Îlot 27. Perrottet est l’urbaniste de cet immense chantier pantinois depuis 1962, réunissant sur un même site équipements publics, locaux d’activités, hôtel Mercure, Tour Essor mais aussi logements HLM dont Paul Chemetov se voit confier la construction de 291 d’entre-deux.
Cet ensemble de logements produit par Paul Chemetov, dont la construction se termine en 1981, devient emblématique tant par son aspect que dans sa conception. Construction également emblématique de la carrière de l’architecte qui commence à s’émanciper dans les années 1970 même s’il reste membre de l’AUA. Immeuble fait de briques rouges, il est conçu d’une manière aussi monumentale que le périphérique et la nationale devant lesquels il se trouve. À l’intérieur, il se compose de duplex, triplex et espaces verts qui ne sont pas sans rappeler les travaux architecturaux menés dans les années 1970 et témoignant de la grande innovation des architectes de l’AUA. Comme le précise Benoît Pouvreau, Paul Chemetov utilise son procédé dit Multiplus ou « procédé constructif qu’il a mis au point en 1972 et qui lui permet de subvenir la logique des modèles en gardant une vraie souplesse de mise en œuvre ».
Il débute sa carrière au début des années 1960 et pourtant sa vision de l’architecture reste aujourd’hui toujours la même, et peut-être plus encore après cet épisode d’épidémie mondiale. Architecte très proche du parti communiste, Paul Chemetov consacre une partie de ses réalisations au logement social mais de manière plus générale, à l’articulation qu’il existe entre les 3 entités suivantes : politique, citoyen et territoire, ce qu’il affirme d’ailleurs dans l’une de ses interviews.
Selon lui, l’architecture confine, mais ses formes déconfinent les sens de celles et ceux qui y habitent. Une philosophie prêtant tout de même à la réflexion, le confinement ayant créé une sorte de crise du logement, et une injustice entre petits et grands espaces, entre espaces intérieurs et extérieurs. Paul Chemetov nous rappelle que le beau 57m2 lumineux et spacieux n’existe pas, qu’il n’est pas assez grand pour offrir un confort de vie suffisant.
Encore une fois, Paul Chemetov affirme que le rôle de l’architecte n’est pas de jouer avec des normes, mais avec des formes. L’architecte Paul Chemetov est décédé le 16 juin 2024 à Paris, à l’âge de 95 ans.
Vous souhaitez voir l’œuvre séquano-dionysienne de Paul Chemetov de vos propres yeux ? Voici donc quelques endroits où vous pouvez vous rendre :
Sources :
Cet article est écrit par Clara Leroux, cofondatrice des Cultiveuses, studio de création de médiation et d’événementiel culturels à la demande.
Vous pouvez aussi consulter son article dédié à l'architecte Renée Gailhoustet et celui sur les architectes femmes dans le 93.