L'interview a été réalisée par Meuh, connu également sous le nom de Boutros al Ahmar, qui est graffeur, doubleur de voix, guide touristique orienté graffiti et street art, et a été journaliste voici quelques années lorsqu'il vivait à Beyrouth. Il se spécialise dans les interviews d'artistes et les présentations de lieux "cultes" du graffiti comme La Babcockerie à La Courneuve.
Rencontre avec Disek, un graffeur installé depuis longtemps dans le 93, mais dont le terrain de jeux a fini par en dépasser les frontières.
Si vous flânez parfois le long du canal de l'Ourcq, vous avez forcément croisé des lettrages déstructurés presque dépourvus de contours, et peut-être des portraits oscillant souvent entre noir et blanc et couleurs vives. Ils sont l’½uvre de « Disek », graffeur installé dans le département depuis près de 20 ans, et dont le travail se diversifie avec les années, autant par sa technique que par les projets qu'il entreprend.
Au regard de ses productions actuelles, sur mur comme en galerie, il peut être difficile d'imaginer que cet artiste qui a fait le tour du monde a commencé comme tant d'autres par tagger son nom partout où il le pouvait. Passionné par le mouvement hip hop, c'est à son arrivée à Paris en 1997, à l'âge de 17 ans, qu'il se lance dans le tag. « Puisque le graffiti était la partie graphique de ce mouvement, c'est la manière dont j'ai décidé d'en faire partie. Et je venais d'arriver à Paris, j'étais un peu perdu, c'est une ville très impersonnelle, donc aujourd'hui je me rends compte que c'était aussi une manière de m'approprier les lieux. J'étais inspiré par tous les graffitis que je voyais le long des voies ferrées, par quelques magazines... ».
Ce n'est que trois ans plus tard qu'il s'essaye enfin à des graffitis plus travaillés. « Ça ne se passait pas très bien avec mes parents à l'époque, je n'avais aucune envie de rapporter des bombes de peinture à la maison, donc il a fallu que je vive seul pour pouvoir en profiter vraiment. À partir de là, j'ai appris tout seul. Il y avait un terrain militaire abandonné près de chez moi, on y allait souvent entre amis pour s'entraîner. » Mais à l'époque, suivant le parcours d'une majorité de graffeurs, il s'intéresse principalement à l'aspect vandale – comprendre « illégal » – du graffiti, ce qui implique des lettrages rapides, sans fioritures, où les couleurs sont rares. Même si l'importance du style ne lui a pas échappé : « Je voulais vraiment quelque chose de dynamique avant tout » explique-t-il.
Quelques années plus tard, l'obtention d'un travail bien rémunéré ralentira considérablement son rythme de peinture, jusqu'à un voyage à New York, en 2013 : « Là-bas, j'ai pris une vraie claque. En rentrant, j'ai appelé Encs (son inséparable compagnon de peinture), je lui ai proposé d'aller peindre, et dès que j'ai retouché à une bombe, j'étais cuit » s'esclaffe-t-il. « J'ai quitté mon travail, et à partir de là, j'ai principalement fait du terrain ».
L'avantage de peindre « en terrain », c'est que l'artiste peut passer autant de temps que nécessaire sur sa peinture, ce qui permet d'expérimenter, d'aller dans le détail, de faire foisonner les couleurs et les éléments externes au lettrage pur et dur. Et Disek ne s'en est pas privé : « Je travaille de manière segmentée, c'est à dire que j'ai d'abord travaillé les lettres jusqu'à ce que je trouve quelque chose qui me convienne, puis quand j'ai été à peu près satisfait, je suis passé aux associations de couleurs. Ensuite, je me suis mis à travailler énormément la lumière, ce qu'on appelle les « lights », en essayant par exemple de l'appliquer de manière diffuse, quitte à ne plus du tout peindre de contours à mes lettres aux emplacements où elle se trouve. Au final, ce que je voulais c'était arriver à un point où, même si je n'écrivais pas mon nom, on sache reconnaître sans problème que c'était moi. Je travaillais pour avoir une vraie identité visuelle. »
L'inspiration pour parvenir à cette identité propre, il la trouve évidemment dans certains aspects du travail d'autres artistes, mais aussi dans les films ou la publicité : « À une époque je regardais beaucoup les logos, pour voir comment la lumière ou la couleur étaient traitées, mais je pouvais aussi observer les plantes au soleil, pour y analyser les mêmes choses » sourit-il. « À l'époque où je voulais évoluer en lettrage, je regardais beaucoup de graff et de typographies, puis c'est la lumière qui m'a obsédé un moment. J'aime vraiment m'arrêter sur ce qui me plaît, essayer de comprendre pourquoi, comment ça marche. Je pense que mon nom n'est d'ailleurs pas innocent : j'aime disséquer ce qui m'intéresse. »
L'artiste multiplie les peintures, souvent près du canal de l'Ourcq, facile d'accès et dont certains murs sont visibles du métro (la recherche de visibilité étant une partie majeure du graffiti), mais aussi à l'étranger : chaque fois qu'il voyage, il laisse sa marque dans les grandes villes qu'il traverse. Puis une maladie le cloue au lit quelques jours. C'est là que lui vient une idée sur laquelle il travaille encore aujourd'hui : « Je regardais des photos de mes graffs faits à l'étranger, et je me suis rendu compte que j'avais au moins une anecdote intéressante pour chacune d'entre elles. Il y avait matière à faire un livre, pour partager ces moments particuliers passés avec des gens dont je ne parlais souvent pas la langue. Depuis, le livre n'est pas sorti – mais il est prêt – et j'ai décidé de privilégier la vidéo, pour que le public puisse vraiment se faire une idée des ambiances, des couleurs... Alors j'ai repris en partie le concept d'une émission connue (« J'irai dormir chez vous », d'Antoine de Maximy). J'ai créé une chaîne Youtube et on est parti avec ma copine dans six ou sept pays. L'idée de l'émission, c'est de partager mon expérience. Rien n'est préparé, tout se fait à l'improvisation. Je veux qu'il y ait un côté immersif, donc on filme aussi les marchés, les rues, la nourriture, les paysages, les gens et leur manière de vivre... » Le COVID a mis un coup de frein au projet, mais Disek en a profité pour diversifier l'offre de sa chaîne : il a commencé à réaliser des interviews d'autres artistes au parcours très différents, et a tourné un épisode de l'émission au Portugal voici quelques mois.
De son propre aveu, ce qui lui plaît lorsqu'il peint à l'étranger, ce sont d'abord les interactions avec les locaux. Mais ces échanges, il lui arrive heureusement d'en vivre tout près de chez lui : « Ce qui a le plus changé dans le graffiti en France, c'est le regard des gens. Ils ne voient plus nécessairement les graffeurs comme des vandales, ou le vandalisme comme quelque chose de forcément négatif. Aujourd'hui, quand tu vas peindre, des petites mamies se prennent en selfie devant ta peinture, les gens ont vraiment un rapport plus artistique à la chose, ils prennent plus le temps de regarder, de s'apercevoir qu'on essaye de choisir de belles couleurs... Ils nous posent des questions, ils restent avec nous un moment. Ça me plaît, ce partage avec les gens. Je n'ai jamais fait du graff spécifiquement pour choquer les gens, ni pour qu'on me reconnaisse, mais c'est agréable. Parfois des gens du quartier ou d'ailleurs viennent nous dire « vous devriez aussi peindre dans tel endroit », le rapport avec nous a complètement changé. Et puis quand je peins, je laisse un petit morceau de moi dans un quartier, j'en fais un peu partie. Les gens vivent avec nos pièces, elles rentrent dans leur quotidien, même si elles ne vont pas changer leurs vies. Encore une fois, ça n'est pas pour ça qu'on le fait, mais ça fait plaisir. »
« J'ai passé une grande partie de mon parcours à n'écrire que mon nom, aussi bien que possible. C'est comme partir d'une contrainte, pour voir comment la contourner. Mais depuis quelque temps je m'essaye à d'autres choses, je m'ouvre » raconte l'artiste. D'où la présence de ses portraits qui se multiplient sur les bords du canal et ailleurs : « Quand j'ai repris le graffiti, j'ai cherché à en vivre, et je me suis dit que les personnages étaient un bon moyen de peindre des choses plus accessibles pour les gens. J'ai commencé par un style assez proche du réel, mais je pense que si je continue je me détacherai de cet aspect photo-réaliste au niveau des proportions, pour aller vers quelque chose de plus stylisé. On verra ce qui se passe sur le mur, je fonctionne beaucoup par accidents : il y a un fil conducteur, et en fonction des imprévus, j'avance dans une direction ou une autre. Je choisis mes personnages à partir de photos, trouvée sur des bases de données sur internet. C'est très souvent le regard qui m'attire, au-delà de l'âge, du sexe, de la couleur de peau. Comme ce sont des inconnus, il n'y a pas d’à priori de la part du public. Si je dessinais par exemple un joueur de foot, ça serait différent. »
Et son évolution ne donne aucun signe de ralentissements : Disek a un futur chargé, bien qu'il se laisse toujours la possibilité d'improviser : « J'aimerais voyager à nouveau bien sûr. Je ne sais pas encore où j'irai, là aussi ça sera improvisé comme toujours. J'ai aussi envie de me détacher de mon nom, pas forcément pour faire passer des messages, mais me servir d'autres mots et explorer autre chose, avec les personnages aussi. Le but est de continuer de tout faire pour gagner ma vie avec la peinture, pourquoi pas de faire d'autres expositions, puisque ce que je fais sur toile est très différent de ma production sur mur. Et évidemment développer la chaîne Youtube. J'ai déjà des vidéos prêtes à publier, j'en prépare d'autres, et le but est de faire ça plus sérieusement, de finir par avoir un vrai petit média. » Beaux projets pour un quadra du graff français, qui ne se limite pas à ce qu'il maîtrise, et qui n'a pas fini de laisser sa marque de Bobigny jusqu'au bout du monde.
Retrouvez les ½uvres de Disek sur son compte Instagram @d.i.s.e.k.
Et sur sa chaîne Youtube « J'irai graffer chez vous »
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