Vous êtes ici : Accueil  > À voir  > Street art  > Graffeurs, street artistes

Vandalisme et typographies : Interview de la graffeuse Nake


Nake © Boutros al Ahmar
Graffiti de Nake à Stains © Nake

Ma pratique, c'est que du vandale.

Pour les habitant(e)s du 93, il est à peu près impossible de ne pas voir son nom plusieurs fois par jour, sur les murs, en hauteur, derrière les panneaux publicitaires... Son style particulier, centré jusque récemment autour de diverses typographies, se reconnaît sans difficulté, et l'hyper activité dont elle fait preuve en ont fait un nom qu'il faut garder à l'esprit lorsqu'on pense à la scène graffiti d'Île de France. Rencontre avec Nake, puriste au caractère aussi bien trempé qu'assumé.

Le graffiti est, à tort, souvent considéré comme un milieu exclusivement masculin. Hors, depuis le début, des femmes ont fait partie de ce mouvement, et elles représentent une part croissante de ses acteurs, autant sur les murs que sur les trains, les toits... En Seine-Saint-Denis, l'un des exemples les plus flagrants de ces femmes dont la pratique n'a rien à envier à celle de leurs homologues masculins, c'est elle.

Les débuts de Nake

Graffiti par Nake à Stains © NakeOriginaire de Toulouse, mais installée en région parisienne voici deux décennies, habitante du 93 depuis presque dix ans, elle s'est forgée une réputation en une poignée d'années, ayant commencé relativement tardivement. « En juin, ça fera 5 ans que je peins. J'ai débuté à 33 ans, c'est peut être inhabituel mais il n'y a pas d'âge pour commencer ce genre de choses », raconte-t-elle. « Je me suis toujours sentie proche de la culture hip-hop, surtout musicalement parce que je travaille dans ce domaine. J'avais un ami qui prenait des photos de graffs, et j'ai toujours aimé les regarder, sans pour autant nourrir une passion pour ça au début. Mais c'est un milieu qui me plaisait, on en parlait beaucoup, et au fil des expos graffiti (notamment une de Babs UV/TPK qui m'avait marquée) je m'y suis intéressée de plus en plus. Et puis j'ai fini par me lancer. J'ai toujours aimé dessiner, depuis l'enfance, surtout des reproductions, c'était pas mal. » Elle sourit, en se remémorant sa première tentative : « Un jour ça m'a pris comme ça, j'ai eu envie de faire un vrai graff, mon ami m'a accompagnée sur la petite ceinture, il a pu me conseiller un peu. On a fait un gros "Shnek", c'était pas très gracieux comme "blaze". Mais ça m'a plu tout de suite, et au bout de deux ou trois peintures sur la PC, j'en ai eu assez. J'ai un peu d’ego, j'avais envie qu'on voit mon nom dans la rue. » Le ton est donné, la franchise est louable et rafraîchissante. Elle se lance donc, seule, n'ayant selon ses propres mots « pas l'habitude d'attendre les autres » pour faire ce qui lui plaît. L'adrénaline, la discipline requise pour parvenir à ses fins la rendent très vite accroc, malgré les ratés – bien naturels – des débuts.

Graffiti par Nake à Bobigny © NakeLes premières années, elle peint un peu partout, pratiquant beaucoup le tag sauvage : « Par exemple, je me garais porte d'Italie avec ma chienne, et je taggais dans toutes les rues qui partaient de la place centrale. » Et quoi qu'il arrive, elle tient à une rigueur particulière, un "mode opératoire" dont elle ne dévie pas. « Je fais toujours mes peintures en essayant d'être bien placée, de choisir des beaux spots que tout le monde va se prendre en pleine face. » Mettre la priorité sur la qualité et les emplacements plutôt que la quantité sera vite payant, et elle en a conscience : « Je mise sur la durée de vie de mes graffs. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je ne fais pas beaucoup de murs légaux : pas envie de dépenser des bombes pour que quelqu'un vienne me recouvrir deux jours après. Me contenter d'une photo, comme les gens qui graffent des métros, ça ne me satisfait pas. C'est un peu pour ça que je me suis démarquée aussi, d'autant plus quand les gens ont su que j'étais une nana, qui sortait souvent peindre seule. J'ai été en couple un certain temps avec un graffeur, et on allait souvent peindre ensemble, mais c'était moi qui trouvait les spots en général. C'est ça qui me motive, les endroits qui vont faire halluciner les gens, qui vont les faire se poser des questions. C'est vraiment mon truc, il doit y avoir un peu trop d'ego derrière tout ça, mais bon, je pense que c'est ça le graff ! ».

Le 93 comme terrain de jeux

Graffiti de Nake à Stains © NakeMalgré ses nombreuses sorties nocturnes, en voiture et toujours accompagnée de sa chienne Linka, elle réserve une majorité de sa pratique pour le 93, même si les autres banlieues portent encore les traces de son travail. « Il y a beaucoup d'endroits que je trouve magnifiques en Seine-Saint-Denis : des friches, des usines ou des maisons abandonnées... C'est aussi souvent des endroits plus faciles d'accès que dans Paris. Le 93, comme beaucoup, je m'y suis installée pour fuir la capitale, avoir une maison, un jardin. Mais je trouve toujours qu'il y a de belles choses à voir ici, un passé qui est encore très présent, même si c'est assez délabré. Malheureusement, la gentrification fait son ½uvre, et c'est peut-être bien pour les habitants du quartier, mais c'est moins bien pour le graff ! Toutes les vieilles usines abandonnées disparaissent, les friches aussi... ».

L'artiste apprécie tout de même de vivre près de Paris : « Comme c'est une grosse capitale, il y a plein de gens qui ont un très bon niveau dans le graffiti. En terme de diversité, on a pas à se plaindre ! Je sais qu'il y a par exemple pas mal de graffeuses qui font des métros très souvent mais que personne ne connaît parce qu'elles ne sont pas sur les réseaux, ce que je trouve assez intéressant. Et on est quand même assez gâtés : il y a de tout, il y en a partout, enfin pour l'instant. On verra pour les JO si beaucoup de choses disparaissent. »

Une question d'évolution

Le style de Nake est à la fois classique et particulier : en lettrages, elle s'adonne surtout à la typographie classique, en respectant les proportions avec obstination. « Les typos ça me plaît parce que c'est lisible, donc ça peut parler à tout le monde, et aussi parce que je pense avoir un esprit très « carré ». J'ai du mal à me lâcher, inventer ou improviser. J'aimerai savoir le faire, j'ai essayé, les lettres complètement déstructurées, je n'y arrive pas. Et une typo très simple, très épurée, les gens ont tendance à penser que c'est facile, alors que c'est très compliqué de faire une lettre lisible en deux ou trois « barres ». Esthétiquement parlant j'ai toujours beaucoup aimé les choses très angulaires, la typographie qu'on voit sur la publicité, les vielles affiches, même le design de mobilier et autre. » Mais ne pas improviser ne signifie pas stagner, bien au contraire : « Ma pratique, c'est que du vandale » explique-t-elle. « Et jusqu'à il y a peu, c'était des gros blocs, une couleur pour l'intérieur des lettres, une pour le contour, pas de fioritures, pas d'effets, pas de lights (couleur claire, souvent du blanc, utilisée pour signifier l'endroit où la lumière "touche" les lettres, nda). J'ai fait beaucoup de tampons (graffiti identiques ou presque exécuté rapidement, nda), mais j'aime quand même changer souvent de lettrage, ce qui est parfois un peu compliqué : quand tu dois peindre en 15 minutes et que tu n'as pas l'habitude, que tu n'as pas tes lettres en tête, c'est souvent un challenge. Mais j'aime les défis, c'est pour ça que j'aime bien changer souvent. Et maintenant j'aime ajouter des couleurs, des petits effets, des lights... J'évolue dans mon style ! ».


"Mononake" par Nake à Stains © Nake

Dernièrement, son travail s'est encore étoffé, avec l'arrivée de personnages souvent bien connus du public : « Il y a moins d'un an, j'ai fait un personnage, pour changer, à la Courneuve, une nana blonde, avec une robe. Je ne m'étais pas mal débrouillée, et j'y ai repensé par la suite, en me disant que c'était une bonne manière de m'améliorer techniquement. Je suis repartie sur le même thème, surtout des femmes avec des armes à feu, des couteaux. Ça n'est pas particulièrement féministe, mais j'aime bien les femmes un peu "dure à cuire", comme Ripley dans Alien, Sarah Connor dans Terminator... Récemment, j'ai aussi fait un princesse Mononoke avec son loup, en insérant mon nom dans le titre pour faire "Mononake"».

Naked in the streets à La Courneuve © NakeJ'ai aussi puisé mon inspiration dans pas mal d'image de comics, surtout grâce à Craze, avec qui j'ai peint et qui se nourrit beaucoup de ça. J'adore aussi les affiches de films, et on y trouve souvent des typos très intéressantes. J'ai d'ailleurs fait pas mal de détournements d'affiches de films d'horreur avec mon blaze, notamment naked in the street entre autres... » Ce travail de reproduction fidèle, et la précision de ses tracés, la mettent dans une catégorie à part dans la région parisienne, et ses lettres aux empâtements bien nets et aux proportions rigoureuses détonnent sur les murs où qu'on les trouve. Et l'artiste semble vouloir s'orienter vers de plus en plus de grosses productions alliant lettrages et personnages, sur des surfaces toujours plus étendues.

Les projets d'une graffeuse

En à peine 5 ans de graffiti, Nake a eu le temps de voir la scène graffiti parisienne sous toutes les coutures, en y décelant des choses positives et d'autres inacceptables : « En tant que femme dans le graffiti, je n'ai pas vu beaucoup d'évolution dans la manière dont on me traitait. Il y a simplement d'avantage de gens qui apprécient mon travail puisque je me suis améliorée, mais ça reste un milieu très masculin et donc très macho. Cela dit, étant assez solitaire de nature, ça me dérange pas de peindre seule, il n'y a pas la pression d'avoir quelqu'un qui m'attend par exemple. À part ma chienne, qui s'ennuie un peu quand je peins parfois, mais qui est très contente de m'accompagner quand même (elle rit). Et puis je travaille dans un milieu très masculin depuis 20 ans, d'un côté je trouve ça valorisant d'avoir été une des premières nanas à faire ce boulot, et d'être une femme très active dans le graffiti me procure un peu la même sensation.

Graffiti par Nake à Stains © NakeHeureusement tous les gens que je rencontre ne sont pas des misogynes, et j'ai eu plusieurs binômes très agréables : Craze, Cadet, Dérape, Seb, quelques autres... Dans l'ensemble, il faut garder à l'esprit que ça n'est que de la peinture ! D'ailleurs, en ce qui me concerne, cette phase graffiti peut tout à fait s'arrêter du jour au lendemain. J'ai réalisé que, quand on est graffeur, on a tendance à culpabiliser lorsqu'on ne peint pas, et je trouve ça absurde de me sentir coupable dès qu'une semaine passe sans que je sorte peindre. » Malgré ce constat, elle admet que sa pratique du graffiti a eu un impact unique sur sa vie, qui reste largement positif : « Ma vie a beaucoup changée depuis que je graff, parce que c'est une activité qui prend beaucoup de temps, et qui peut être épuisante socialement. Mais c'est grâce au graffiti que je me suis remise à peindre, ça satisfait mon envie, mes besoins artistiques. Et puis c'est très méditatif, pas de téléphone, pas de distractions, quand tu peins tu oublies tous tes soucis, tu es concentré sur une seule chose... Et si tu étais énervée avant, en général ça te calme », sourit-elle.

Graffiti par Nake à Stains © NakeLorsqu'on lui demande quels sont ses projets liés au graffiti, elle reste secrète, mais semble réfléchir à haute voix par moment et l'on ressent alors pleinement cette passion, qui est aussi une addiction : « Concernant des projets « professionnels », j'ai rencontré des gens qui arrivaient à vivre de leur pratique du graff, ça m'intéresse, j'y pense, surtout que dans le 93 on fait souvent appel à des graffeurs pour différents projets d'ampleur. Mais ça ne me plairait pas de devoir radicalement changer de style pour des commandes, au niveau des lettrages ou des personnages. De toutes façons, je crois que ce qui me fait continuer, c'est aussi de passer à de nouvelles choses, les personnages par exemple, les effets dans les lettres... Ça serait dommage de s'arrêter en si bon chemin. Il y a peut être un truc un peu malsain, qui tient de l'ego, c'est que les gens me connaissent un peu maintenant, et que rien que pour ça je ne peux pas m'arrêter ! » Elle s'esclaffe, et son rire confirme l'impression qui se dégage de cette trentenaire ambitieuse, fière et déterminée : le nom de Nake n'est pas près de quitter les murs et les esprits d'Île-de-France. Ouvrez les yeux !

Boutros al Ahmar


Découvrez les portraits d'autres femmes graffeuse d'Île-de-France :


Initiez-vous au graffiti avec Meuh !


Site par ID-Alizés