Meuh, guide et street artiste, raconte son rapport au "mur de Bobigny" spot de graffiti bien connu des artistes urbains et des habitués du canal de l'Ourcq. Ce mur va laisser bientôt place à de nouveaux quartiers, il est donc temps de profiter de ce site incontournable du street art parisien au cours de balades, visites guidées ou croisières sur le canal de l'Ourcq.
Le canal de l’Ourcq, vieux de deux siècles et construit à l’origine pour alimenter Paris en biens de consommation, est devenu depuis un lieu de promenade prisé par les joggeurs, mais aussi et surtout un repaire de prédilection pour les acteurs des mouvements graffiti et street art. Aujourd’hui, ces derniers assistent avec émotion aux derniers jours d’un lieu qui longe ses berges et qui a accompagné l’histoire du graffiti français depuis ses balbutiements. En effet, c'en est bientôt fini du "mur de Bobigny".
Après plus de 40 ans de bons et loyaux services, ses surfaces craquelées, jamais entretenues et pourtant magnifiées d'innombrables fois, vont devenir des souvenirs parmi d'autres, témoins temporaires d'une époque où les berges du canal étaient un refuge pour les artistes de rue de toutes sortes. Une page de l'histoire du graffiti français se tourne, alors que les derniers parpaings qui constituaient ce lieu de rendez-vous mythique des graffeuses et graffeurs franciliens sont pulvérisés pour laisser la place à des immeubles d'habitations.
Les amateurs de lettrages bigarrés, de personnages en tous genres et d'expression libre devront désormais aller plus loin pour espérer retrouver ce sentiment de nouveauté constamment renouvelé, avec ses défauts et ses excès, ses chefs-d’œuvres et ses cris du cœur maladroits. Ce genre de perte, aussi "tragique" puisse-t-elle être pour toute personne attachant de l'importance au graffiti et au street art, fait bien évidemment partie des risques inhérents à ces pratiques, mais un lieu d'une telle importance mérite bien un petit hommage.
Graffiti par Disek
Car quarante ans, pour le graffiti français, ça représente presque la totalité de l'histoire. Une histoire qui est allée des premières peintures effectuées illégalement à partir de 1984 sur les murs des usines et des entrepôts qui jouxtaient le canal, aux visites et initiations au graffiti des années 2020, en passant par des festivals de hip hop et des "jams". Toutes les façons de faire partie de ce mouvement se sont succédé ou côtoyé au fil de l’eau et des décennies, finissant par faire corps avec les berges de ces banlieues de l’Est Parisien. Elles sont même devenues, en quelque sorte, l’une des attractions principales de cette partie de Bobigny. Qu’on y prête attention ou non, on remarquait inévitablement que les œuvres qui ornaient le mur de Bobigny, tout près du pont de la Folie, changeaient d’une semaine sur l’autre, parfois plus souvent.
Et c'est bien là que résidait la beauté de ce mur. Idéalement situé sur les rives du canal, bénéficiant en partie de l'ombre des arbres qui le bordent lorsque l'été se faisait trop écrasant, parfait pour une balade comme pour la course à pied et assez proche du métro, du tramway T1 et de l'est parisien, il était accessible à toutes et à tous. Chaque jour, plusieurs centaines de personnes de tous horizons profitaient des multiples explosions de couleurs qui apparaissaient inlassablement sur toute sa longueur, renouvelant sans cesse le cortège d'émotions que peut apporter la peinture murale. Une surface autorisée de cette taille, aussi proche de Paris, c’était unique, et la diversité des œuvres qui pouvaient s’y côtoyer donnait presque le tournis. C'est donc en partie à des murs comme celui ci que l'on peut attribuer le regain de popularité du graffiti, puisqu'ils servent de traits d'union entre une culture d'initiés centrée sur la discrétion, et le grand public des promeneurs, joggeurs, pêcheurs et randonneurs de toutes sortes.
Aux alentours des mois de juillet-août, ces derniers avaient même des chances d’y tomber sur une "jam" organisée par un groupe d’artistes, aussi appelé un "crew". Les "jams", ce sont des rassemblements de graffeuses et graffeurs souhaitant peindre en même temps et au même endroit, et pouvant parfois, sur un mur de cette taille, atteindre plusieurs dizaines de participants. La célébration de l'anniversaire d'un collectif, la volonté de garder vivant le nom d'un(e) artiste disparu(e) ou la simple envie de se rencontrer et de peindre au soleil, autant de raisons d'organiser ces moments indissociables de la culture graffiti, bien que centrés sur des murs "autorisés".
Ce dernier point est particulièrement important : en effet, si le graffiti est – et doit rester – par essence illégal et gratuit, il est important que ceux et celles qui s'en réclament puissent aussi, à des endroits précis, réaliser des peintures en plein jour sans craindre d'être arrêtés. Cela permet de s'entraîner, de se rencontrer, et d'aboutir à des œuvres ayant demandé 3, 5, 10 ou 20 heures de travail, qui n'auront bien sûr pas le même aspect que celles peintes en une poignée de minutes gorgées d'adrénaline sur un rideaux métallique ou un camion. En conséquence, ces murs "légaux" (appelés "terrains" par les connaisseurs) permettent non seulement aux artistes de s'exprimer sans pression aucune, mais sont aussi pour le public une excellente porte d'entrée vers l'univers de la peinture murale moderne. Au travers des échantillons les plus pointus du travail de quantité de graffeurs, le passant peut ainsi affiner ses goûts et finir par apprécier d'avantage des œuvres effectuées de manière "vandale" qu'il côtoie au quotidien, quel que soit son quartier, lui permettant ainsi d'appréhender son environnement de manière plus approfondie et plus enrichissante.
Et au mur de Bobigny, tout au long de l’année, il n’était pas rare de tomber sur des artistes en plein travail et de pouvoir échanger avec les plus loquaces d’entre eux, à n’importe quelle heure de la journée (mais surtout l'après-midi, soyons honnêtes). Entre habitués du canal, le courant passait bien en général, et ces petites connexions éphémères entre les générations faisaient plaisir à voir.
Les passants pouvaient aussi observer les œuvres rendant hommage à des artistes disparus, et s'émouvoir du respect que leur témoignait généralement la scène graffiti locale. Ainsi, un gigantesque lettrage "FLAIR2" (réalisé pour honorer la mémoire du graffeur du même nom, décédé tragiquement en 2022) était régulièrement "rafraîchi" par différents artistes lorsque trop de signatures d’adolescents ou de quidams politisés apparaissaient dessus. Et autour, même pour les néophytes, quelques minutes de concentration permettaient de reconnaître ici un personnage, là-bas un nom, réalisés par les habitués les plus accrocs à ces berges accueillantes. Des immenses typographies de C-TRA, aussi précises que référencées, aux multitudes de bonshommes à la peau bleue et aux t-shirts floqués de Zdare, des lettrages complexes de Disek aux caligraffiti impactant de Sabire, il y en avait pour tous les goûts.
C’en est donc fini de ce mur, de ces quelques centaines de mètres de bonheur fugace ou durable, qui auront marqué tant d’entre nous pendant près d’un demi-siècle. Il fallait bien que ça se termine un jour, le Grand Paris n’en finissant plus de grandir. Une fois de plus, c’est bien là le destin de la plupart des œuvres de graffiti ou de street art, et il serait malvenu de s’en plaindre. Mais on se devait de tenter de retranscrire, par ces quelques mots, ce que de tels lieux peuvent apporter à un quartier ou à une ville. Avant les investissements, avant les nettoyages et autres plans d’urbanisme, le mur de Bobigny était déjà porteur des myriades de manifestations de cette passion picturale. Il était déjà aimé, respecté par les graffeuses, graffeurs et street artistes, qui profitaient de ce qu’il offrait sans aucune recherche de profit ou de célébrité pour la plupart. Et si je ne devais en garder qu’un seul souvenir, ça serait la fascination qui me saisissait lorsque je ramassais au sol, à sa base, un épais morceau de peinture. La tranche, alors, révélaient des centaines de strates successives et multicolores comme autant de couches sédimentaires, résidus d’innombrables peintures passées, témoins des souvenirs qui naquirent là-bas et du talent qui s’y aiguisa, un trait de bombe à la fois.
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